Jade

Image
Pierre fine millénaire, le jade est un matériau de prédilection des cultures de l’Amérique précolombienne et de la civilisation chinoise. Dans la joaillerie occidentale, c’est durant la période Art déco que son utilisation s’impose. La Maison Cartier l’emploie dès la fin du XIXe siècle. Au cours des années 1920, le joaillier imagine des compositions inédites autour de jades antiques issus du stock des apprêts. À la même période, le jade fait partie des gemmes que Cartier se plaît à marier au rubis, au corail, au saphir ou bien encore à l’onyx dans des compositions chromatiques audacieuses. Son usage se poursuit aujourd’hui.

Propriétés

Le jade désigne en réalité deux minéraux distincts : le jade jadéite et le jade néphrite. Toutes deux extrêmement dures, la jadéite (7 sur l’échelle de Mohs) et la néphrite (6-6,5 sur l’échelle de Mohs) nécessitent un outillage adapté composé de matériaux abrasifs, de scies, de forets ou de meules. Travaillées traditionnellement à l’aide de ces outils manuels, elles exigeaient temps et patience de la part des artisans, ce qui conférait à ces réalisations d’autant plus de valeur et de considération.

Une gamme de couleurs variée

La gamme de couleurs de la jadéite, selon les éléments qui la composent, est extrêmement nuancée : blanche, rose, brune, rouge, orange, noire, mauve, bleue, violette. Dans le cas de présence de chrome, la jadéite se teinte d’un vert proche de l’émeraude. Cette couleur, l’une des plus convoitées, est celle du jade jadéite. Le collier de Barbara Hutton, que cette dernière confie à la Maison Cartier en 1934 pour la réalisation de son fermoir en rubis et diamant, en est l’un des plus précieux témoins : les 27 boules de jadéite, d’un vert intense et d’une qualité exceptionnelle, sont toutes issues d’un même bloc. La riche héritière américaine, grande collectionneuse de bijoux Cartier, semble apprécier la pierre et cette association chromatique.

Dans les archives de la Maison, son compte recense sur la même période un grand nombre de créations jouant sur cette bichromie : on trouve, entre autres, une bague ornée d’un cabochon de jade de 37,67 carats entouré de rubis suiffés et calibrés, commandée la même année que le collier, ou encore un bracelet constitué de quatre rangs de perles ponctués de deux éléments en platine, diamants et rubis, l’année précédente.

Image
Image

Quant à la néphrite, elle offre également une grande richesse de tons, souvent veinés, allant du vert au brun rouge en passant par le blanc, le jaune, le gris ou le bleu. La couleur blanche, dite « graisse de mouton », est l’une des plus recherchées. On la retrouve par exemple sur la plaque de jade blanc gravé qui forme le cadran d’une grande pendule de 1926 de la Collection Cartier, dite « Écran » dans les archives.

Gisements principaux

Les gisements principaux de néphrite se situent en Chine, dans le Xinjiang, en Sibérie, mais aussi en Suisse, Nouvelle-Zélande, Australie, Pologne, Italie, Silésie, aux États-Unis, au Canada et au Brésil. Pour la jadéite, c’est en Birmanie, à partir du XVIIIe siècle, qu’on découvre des gisements importants puis, plus tard, en Chine – dans la région du Yunnan – en Californie ou au Guatemala.

Symbolique

En Chine, le jade, qu’il s’agisse de néphrite ou de jadéite, est considéré comme la gemme la plus précieuse. Dès le Néolithique chinois, on retrouve dans les tombes des armes cérémonielles et des objets cultuels dont la signification et l’usage exacts ne sont plus connus. Des linceuls composés de plaquettes et de tubes de jade recouvrent parfois entièrement le corps du défunt, faisant parler « d’enterrement sous le jade ». C’est que le jade revêt dans la civilisation chinoise une aura inégalée par aucun autre matériau précieux. On lui prête en premier lieu des vertus prophylactiques, jusqu’à rendre les corps des défunts imputrescibles, ce qui explique sa présence dans les sépultures.

Réduit en poudre, le jade était réputé assurer longévité aux souverains qui le consommaient. Chez Cartier, certaines créations s’en font l’écho : la paire de pendants d’oreilles, aujourd’hui dans la Collection Cartier, créée à New York en 1926 se compose de deux disques de jade entourant un motif stylisé en émail rouge rappelant l’idéogramme « Shou » – signifiant « longévité » –, offrant ainsi une double promesse d’immortalité à son acquéreur !

Image

Outre ces croyances, la gemme se fait le porte-parole des vertus morales du confucianisme telles que la bienveillance, la sagesse, la droiture morale, la modestie ou la loyauté, rendant meilleur l’homme qui la posséderait.

Le jade chez Cartier

En Occident, l’utilisation du jade en joaillerie se généralise particulièrement durant la période Art déco. Chez Cartier, on trouve cependant trace de l’usage de ce matériau dès la fin du XIXe siècle : l’un des registres de stock conservé aux archives de la Maison recense un « flacon jade, monture or, bouchon émail rose » daté de 1898. Le marchand d’art Bing est mentionné comme fournisseur de ce flacon. Durant la première décennie du XXe siècle, de nombreuses plaques de jade sculptées sont décrites. Travaillées par le joaillier, qui les complétait de pierres précieuses et d’une structure en métal précieux, elles prenaient alors souvent place à l’extrémité de pendentifs.

Les années 20 voient l’apogée de ces compositions à façon asiatique où un élément de jade est inséré dans une création contemporaine imaginée par les dessinateurs de la Maison, aussi bien en joaillerie et en horlogerie que pour les accessoires. Cette pierre fine, lorsqu’elle est l’élément prédominant de la composition, est alors associée de façon quasi systématique à des créations d’influence chinoise, même si des exceptions existent : c’est le cas par exemple d’un collier d’inspiration moghole orné d’un pendentif en jade blanc d’origine indienne gravé d’un côté et incrusté d’émeraudes et de rubis gravés de l’autre. Quand il ne constitue pas le matériau prédominant d’une création, le jade a souvent été utilisé sur des petites broches animales pour figurer le corps de la bête.

Image

Les combinaisons de couleurs

À l’instar des commandes des années 30 de Barbara Hutton citées précédemment, les nombreuses créations intégrant du jade sont aussi les témoins des jeux de couleurs vers lesquels la Maison Cartier s’aventure dès la première décennie du XXsiècle. Sous l’influence des Ballets russes et de leurs costumes chamarrés, Cartier ose des compositions aux couleurs audacieuses. Le jade figure parmi les matériaux de prédilection que le joaillier marie sans complexe au bleu du lapis-lazuli, du saphir ou de l’émail bleu, au rouge du rubis, au rouge-orangé du corail voire au noir et au blanc de l’onyx et du diamant. La broche pendentif d’inspiration persane, datée de 1913, témoigne de cet usage précoce du jade dans l’association du vert et du bleu bien avant qu’elle ne s’impose pendant l’Art déco : le pendant est constitué de neuf plaques de jade articulées bordées de diamants et ponctuées d’une alternance de saphirs en losange et de cabochons de turquoise.

Image
Image
Image

Les apprêts

Ces jades, gravés, sculptés, fragmentaires ou non et de plus ou moins grande taille, proviennent majoritairement des différents stocks des apprêts. Ces derniers désignaient plusieurs stocks de parties de bijoux, de lots de composants, mais aussi d’éléments antiques achetés auprès des marchands, antiquaires et galeristes spécialisés dans les arts de l’Égypte, de l’Orient et de l’Extrême-Orient tels que Mallon, Kalebdjian Frères ou Vitali Fransès. Ils étaient ensuite incorporés dans des créations de la Maison, parfois même vendus tels quels au client. On y retrouve ainsi le jade sous la forme de lots de plaques et de plaquettes, de boucles de ceinture, de flacons, d’épingles à cheveux, de petites figurines animales, comme des chiens de Fô, de sapèques – ces pièces de monnaie traditionnelles rondes percées d’un orifice carré. Caractéristiques de la culture chinoise, ces objets de jade nourrissent l’inspiration des dessinateurs de la Maison, qui imaginent autour d’eux de nouvelles créations. Un ornement de tête en jade blanc d’époque Qing, paré de motifs floraux, devient ainsi un coupe-papier délicat ponctué de cabochons de rubis.

Deux plaques de jade vert gravées de feuillage et d’animaux, désormais bordés de corail, d’émail noir et de diamants, constituent les deux faces d’un nécessaire. Avec vingt-et-un disques de jade imitant des sapèques, les ateliers de Cartier Londres conçoivent une ceinture, en comblant d’un rubis l’orifice de chaque pièce, qui sera vendue à la cantatrice polonaise Ganna Walska. Parfois, le client peut aussi fournir l’élément antique, comme pour une agrafe de ceinture sculptée de deux dragons affrontés transformée en broche. Sur certaines pendules enfin, le cadran est créé autour de ce qui semble avoir été, à l’origine, un bracelet de jade. Cartier poursuit toujours cette tradition, en témoigne une boîte en or rose et bois finition ébène réalisée autour d’une plaque ancienne en jade sculptée et présentée lors de la Biennale des Antiquaires de Paris de 2010.

Image
Image

Les pendules mystérieuses

Les pendules mystérieuses illustrent un chapitre original de cette histoire du jade chez Cartier. Entre 1922 et 1931, le joaillier-horloger conçoit une série de quatorze pendules à animaux ou figurines : le cadran repose sur le dos de l’animal ou bien sur un socle aux côtés de l’élément sculpté. Les archives ne révèlent pas l’origine exacte de ces sculptures. On sait cependant qu’il s’agissait bien d’éléments antérieurs au XXe siècle, d’origine chinoise, dont certains provenaient sans doute des stocks des apprêts.

Sur ces quatorze chefs-d’œuvre horlogers, les pendules décrites dans les archives comme « Canard mandarin » (1922), « Carpes » (1925), « Vase chinois » (1925), « Éléphant » (1928), « Lions » (1929) et « Guanyin » (1931) se composent d’une sculpture en jade. La Collection Cartier conserve aujourd’hui quatre de ces pendules à animaux ou figurines, dont trois en jade. La pendule « Carpes », même si elle n’est pas à proprement parler mystérieuse, fait partie de cet ensemble : sur un socle en obsidienne, deux carpes en jade gris datées du XVIIIe siècle nagent dans des vagues de nacre bordées d’émail bleu et parsemées de cabochons de rubis.

Image

Sur le dos de la plus grande se trouve le cadran en forme d’éventail. Sur la pendule « Éléphant », le mouvement est logé sous la forme d’une petite pagode sur le corps de l’animal. Enfin, la pendule « Guanyin » est la dernière de cette série. La sculpture, identifiée comme étant la divinité bouddhique Guanyin, est en jade du XIXe siècle. Dans les apprêts, on la retrouve sous l’orthographe de « Konan-in ». Le fait qu’elle porte un panier de fruits l’apparente aussi à l’immortelle taoïste Lan Caihe[1]. À ses côtés, un petit lion bouddhique tient dans sa gueule une fleur en corail. Le cadran de la pendule est placé sur un socle en néphrite similaire à celui de la déité.

À la prouesse technique du mouvement mystérieux s’ajoutent la préciosité des matériaux et l’intégration originale d’un remploi antique, faisant de ces pendules mystérieuses de véritables prodiges de l’horlogerie.

La création contemporaine

Aujourd’hui, la Maison poursuit ses recherches autour des audaces chromatiques. Une parure composée d’un collier, d’un bracelet et de pendants d’oreilles représente des fleurs de lotus stylisées, clin d’œil à cette Asie rêvée par le joaillier. Un cabochon de rubellite marque le centre de chaque fleur, tandis que leur pourtour est dessiné par du jade vert.

Image

Les nuances du jade des créations contemporaines sont variées : il est tantôt noir, mauve lavande, vert pâle ou plus foncé ; une polychromie que mettent à l’honneur les bagues au motif de panthère où l’animal joue avec un cabochon de jade aux tonalités bigarrées. Créé en 2014, un bracelet au dessin très graphique joue sur deux tonalités de vert – le vert clair de la chrysoprase et celui, plus soutenu, du jade néphrite – pour simuler la perspective tridimensionnelle d’une véritable structure en nid d’abeilles.

Image
Image
Image

Le travail de la pierre représente toujours un véritable défi pour l’artisan. Lors de l’édition 2014 de la Biennale de Paris, Cartier présentait un collier composé d’une panthère en jade noir sculptée par les ateliers de la Maison selon la technique ancestrale de la glyptique. Le félin surmonte un béryl jaune de 121,81 carats

Depuis la fin du XIXe siècle, la Maison place ainsi le jade au centre de créations d’exception, soit autant d’hommages à cette gemme millénaire.