
Des objets décoratifs en émail aux fastes de la cour des tsars, la Russie fut au début du XXe siècle une étape importante dans l’odyssée stylistique de Cartier.
Émail et pierres dures sculptées
Paris, 1900. Fabergé est mis à l’honneur lors de l’Exposition universelle, qui réunit les plus belles merveilles de l’époque provenant des quatre coins du globe. Dans le pavillon consacré à la Russie, le joaillier pétersbourgeois expose une quinzaine de ses fameux Œufs de Pâques émaillés. Leur délicatesse aux reflets irisés subjugue les visiteurs, parmi lesquels Louis et Pierre Cartier. Encouragés par leur clientèle, ils commercialisent dans les années qui suivent des objets décoratifs et accessoires exécutés en émail translucide. Nécessaires, étuis à cigarettes, bonbonnières, flacons, encriers, pendulettes et autres bibelots rencontrent un vif succès. Ces créations se distinguent de celles de Fabergé par une plus grande variété de couleurs. En perçant le secret de l’émail, la Maison crée sa propre palette. Aux notes sobres – rose, mauve, gris –, répondent des tonalités plus vives – rouge, vert chardon, bleu roi. On y reconnaît aussi déjà le goût de Louis Cartier pour les associations chromatiques, à l’instar du contraste bleu-vert promis à un grand avenir.
Également popularisés lors de l’Exposition universelle de Paris, de petits animaux en pierre dure sculptée dont Cartier propose une multitude de modèles. On compte parmi les plus populaires des chouettes, cigognes, ibis, éléphants, cochons. Cette adorable ménagerie est aussi peuplée de bouledogues, loulous, poussins, perruches, martins-pêcheurs, kangourous, pingouins… À partir de 1907, la Maison étend son offre d’objets décoratifs sculptés à la thématique florale. Des vitrines de cristal protègent des pots de fleurs stylisées, seules ou en bouquets. Les motifs les plus emblématiques de la production de Cartier sont des iris, magnolias, hortensias et branches de cerisier exécutés dans une large gamme de matières, dont notamment l’agate, le quartz rose, l’aventurine, la pierre de lune ou encore le lapis-lazuli.



Exigeante quant à la qualité d’exécution de ses articles, la Maison se fournit dans un premier temps auprès d’artisans russes réputés. Pierre Cartier se rend à cet effet à deux reprises dans l’empire des tsars, en 1904 et 1905. L’année suivante, un partenariat est établi avec un atelier français pour la réalisation d’animaux sculptés.
Les diadèmes kokochnik
Tout aussi emblématiques du « goût russe », les diadèmes kokochnik disposent d’un chapitre à part dans l’histoire de Cartier. Inspirés des coiffes folkloriques en forme de croissant auréolant la tête et pointant vers l’avant, ils sont particulièrement en vogue dans l’Europe des premières années du XXe siècle. Cartier, avec son sens de l’épure et de l’équilibre, allège le style traditionnellement lourd de ces ornements de tête au profit de dessins plus aériens et lumineux, notamment grâce à l’usage pionnier du platine.
Cartier à la cour des tsars

La première visite d’un client russe chez Cartier remonte à 1860. Dans les décennies suivantes, la réputation de la Maison se propage jusqu’à atteindre les plus éminents cercles de l’aristocratie impériale et même la cour du tsar.
En 1888, la grande-duchesse Xenia se fait présenter dans son palais divers articles Cartier et acquiert un flacon précieux, qu’elle offre pour Noël à sa mère l’impératrice Maria Feodorovna – une grande collectionneuse de bijoux, qui fut également en possession du saphir Romanov. Dans les années qui suivent, l’élite russe profite de ses voyages à Paris pour visiter la boutique de la Maison. Sont ainsi mentionnés dans les registres les passages du grand-duc Alexis en 1899, du grand-duc Paul deux ans plus tard, de la grande-duchesse Xenia en 1906. Dans les répertoires du joaillier figure aussi Maria Pavlovna. Épouse du grand-duc Vladimir, fils du tsar Alexandre II, elle règne sur les cercles mondains de Saint-Pétersbourg. Elle y donne chaque hiver, en son palais, des fêtes grandioses pour lesquelles elle commande sans cesse de nouvelles parures.
En avril 1907, au cours d’un séjour à Biarritz où elle a ses habitudes, la tsarine douairière Maria Feodorovna transite par Paris et se rend chez Cartier. Si elle n’acquiert que des petits cadeaux, sa visite aura probablement un rôle décisif dans l’histoire et l’implantation de la Maison en Russie.
Quelques mois plus tard, en août 1907, Cartier est honoré de l’attribution d’un brevet de fournisseur officiel de la cour impériale, délivré par le tsar Nicolas II, fils de Maria Feodorovna.
L’année suivante, à l’occasion de la Noël 1908, le joaillier parisien organise sa première exposition en Russie. Installée sur les quais de la Neva dans un hôtel particulier mis à disposition par Maria Pavlovna, la boutique temporaire présente une sélection de broches en platine pavées de diamants, colliers en diamant ou rubis, ornements de corsage, diadèmes à méandre, montres et pendules. Pas moins de 562 cartons d’invitation sont expédiés par porteurs aux plus éminents membres de l’élite pétersbourgeoise.

Dans les années qui suivent, de 1909 à 1914, Cartier organise régulièrement des expositions-ventes à Saint-Pétersbourg, souvent à Pâques ou Noël et la plupart du temps au Grand Hôtel Europe. Louis Cartier se rendra d’ailleurs lui-même en Russie dès 1910. La clientèle russe est au rendez-vous de chacun de ces évènements cependant que d’autres clients fidèles continuent à fréquenter la boutique de la rue de la Paix à l’occasion de voyages à Paris, à l’instar de la comtesse Sherbatov et de la princesse Lobanov.
Désormais bien installé auprès de la cour impériale, Cartier se voit passer des commandes toujours plus somptueuses. En 1909 par exemple, Maria Pavlovna se fait réaliser un diadème pour lequel elle fournit un saphir de 137,20 carats puis, quelques mois plus tard, jette son dévolu sur un devant de corsage orné d’un saphir encore plus impressionnant de 162,24 carats. Trois ans plus tard, le grand-duc Cyrille, à la recherche d’un cadeau de Noël pour son épouse, opte pour un sautoir auquel est suspendu un saphir étoilé au poids très spectaculaire de 311,33 carats. En 1914, le prince Youssoupov offre un diadème à sa fiancée, Irina, dont on dit que la famille est plus fortunée encore que la dynastie des Romanov.

À cette époque, Cartier peut être considéré comme le plus « russe » des joailliers français. Aussi, en 1912, lorsque le conseil municipal de Paris caresse le projet d’offrir à Nicolas II un présent qui symboliserait les liens privilégiés entretenus entre la ville et la cour impériale, il se tourne vers la Maison qui propose un sublime Œuf de Pâques. Exécuté en émail pourpre et blanc et décoré du monogramme du tsar, il s’ouvre afin de dévoiler une photographie du tsarévitch. Un trésor de raffinement aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art de New York, qui témoigne que Cartier n’a alors plus rien à envier à Fabergé.

La Première Guerre mondiale et la Révolution de 1917 mettent un terme aux fastes de la cour ainsi qu’aux activités de Cartier en Russie par extension. Exilée en Europe occidentale, et notamment en France, l’aristocratie impériale se rapproche du joaillier afin de négocier la revente de ses joyaux. Fidèle à ses anciens clients, la Maison en rachète certains, comme les émeraudes de Maria Pavlovna, qu’on retrouvera plus tard sur une parure de Barbara Hutton. Le joaillier fait également office d’intermédiaire auprès des Youssoupov, en particulier pour la vente du fameux diamant l’Étoile polaire.
