« - Dites-moi, Madame, s’il vous plaît, le nom de votre fleuriste pour que je puisse vous envoyer vos fleurs préférées…
- Cartier, Monsieur. »
Citation parue dans le quotidien Sud-Ouest, 1954

Dès les débuts de la Maison Cartier au milieu du XIXe siècle puis tout au long de son évolution, le répertoire floral est indissociable des choix esthétiques du joaillier. On le retrouve dans les créations de style guirlande durant la Belle Époque ou à travers les sculptures de fleurs en pot du début du XXe siècle. Il se manifeste aussi avec la vogue des bijoux « hindous », plus tard baptisés Tutti Frutti, puis lors du tournant naturaliste initié par Jeanne Toussaint au milieu des années 1930 et sert de source d’inspiration encore aujourd’hui. Fleurs, feuillages, paniers de fleurs, bouquets, palmes, etc. composent en grande partie le vocabulaire Cartier.
Le vocabulaire floral du style guirlande
La première référence explicite à une fleur dans les écritures de la Maison remonte à 1860 : dans le registre de stock de cette année sont au mois de novembre des boutons d’oreilles décorés d’une pensée en mosaïque. Dans les années 1870, on trouve aussi quelques fleurs, principalement des boutons et pendants d’oreilles dans cette famille. Le registre de 1873 fait, lui, mention d’une « broche églantine émaillée ». Les documents d’archives de cette période restent cependant très épars et il y a fort à parier que d’autres broches au motif de fleurs sont aussi produites par la Maison dès ses premières années, à l’instar de la broche dite « Liseron » aujourd’hui conservée dans la Collection Cartier, en or et argent émaillé.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, Cartier s’illustre dans les créations dites de style guirlande, qui convoque les références au XVIIIe siècle de Louis XVI (1754-1793), apogée pour Louis Cartier du grand classicisme français. Parmi le vocabulaire iconographique qui le constitue, on y trouve des échos à l’architecture classique, des motifs de nœuds et de passementerie, mais aussi profusion d’éléments végétaux. Rinceaux , guirlandes de fleurs, feuilles de laurier ou d’olivier , palmes ou palmettes, ainsi que de nombreux spécimens floraux allant du lys à la glycine, habitent les compositions en platine et diamant de cette période. Le motif floral ne constitue cependant pas dans ces pièces un sujet en tant que tel, son usage se limitant aux possibilités décoratives qu’il offre.

Les sculptures de fleurs en pot
Contemporaines pour les premières de ces créations, les fleurs en pot ouvrent un autre chapitre de cette relation au végétal. Objets à fonction décorative, ces compositions florales étaient parfois disposées à l’intérieur d’une vitrine de verre ou de cristal, reposant sur un socle de bois. Selon les périodes, les matériaux évoluent : les fleurs sont en général en pâte d’émail, les feuilles en aventurine, le pot en jaspe rouge et les cabochons de pierre de lune peuvent figurer les gouttes de rosée. Une gamme variée de pierres constitue la terre : chrysoprase, rubellite, obsidienne ou jade, entre autres.
Les espèces végétales sont diverses, jusqu’à former une véritable encyclopédie botanique : lys, arums, pavots, iris, hortensias , magnolias, orchidées, lilas, pensées ou belles-de-nuit, pour n’en citer qu’une infime partie, et même des cactus. Ces derniers sont issus de l’atelier new-yorkais qui les produit pour le stock à la fin des années 1920, quand la grande majorité des autres fleurs est créée à Paris. Plus rares, certaines sont aussi réalisées à Londres. Dans les années 10, il est même proposé de se constituer une collection de plusieurs variétés à disposer dans des serres – en réalité vraisemblablement de grandes vitrines. Le roi Alphonse XIII d’Espagne (1886-1941) achète ainsi chez Cartier en 1913 une vitrine équipée d’un appareil électrique contenant sept espèces.
Ces créations restent anecdotiques en nombre dans l’histoire de la Maison : entre 1907 et 1937, on en trouve moins de 200 références au total . Elles en illustrent cependant un pan plus large, celui de l’influence russe chez le joaillier, qui se pose en ce début de siècle comme un rival établi de Pierre-Karl Fabergé (1846-1920).


Dans un jardin exotique
Ces premiers ensembles floraux en pot s’inscrivent en particulier dans la lignée de l’art de l’ikebana japonais, ou « arrangement floral » ; en témoignent les essences choisies pour modèle, du magnolia du Japon au pommier japonais . Le monde floral Cartier est aussi empreint d’exotisme.
Le Tutti Frutti
Les créations Tutti Frutti en sont, depuis les années 1920, l’une des manifestations les plus éloquentes, moins par le motif de l’arbre de vie dont il s’inspire – commun à plusieurs civilisations – que pour la référence à l’Inde qui est faite, à travers l’usage des pierres gravées de couleurs, à la manière indienne : saphirs, émeraudes et rubis, gravés et taillés en forme de motifs végétaux, composent les feuillages profus et multicolores qui apparaissent sur des broches, bracelets , colliers, boucles d’oreilles et ornements de sac du soir. En ces années, le but recherché n’est pas tant celui d’une ressemblance fidèle au monde végétal que d’une évocation joyeuse de la nature féconde. Il faut attendre la décennie suivante pour qu’un courant naturaliste ne s’affirme vraiment.

Revisité mais toujours au cœur des grandes créations florales de la Maison, ce style perdure encore aujourd’hui. La luxuriance des créations Tutti Frutti ne se dément pas, à l’image du collier dit « Rajasthan ». De forme plastron, ce dernier reprend autour d’une émeraude gravée centrale de 136,97 carats, le traditionnel mais intemporel trio de couleurs vert, rouge, bleu tout en illustrant la technicité extrême atteinte par le joaillier – sa structure permet trois portés distincts.
Des essences d’ailleurs
Ce jardin exotique l’est aussi par les espèces convoquées. Glycine, prunus, pivoine, bambou ou lotus rappellent les influences extrême-orientales chères aux frères Cartier, de même que les broches dites « vases chinois » et autres paniers de fleurs évoquent l’agencement de ces compositions florales à la mode asiatique.
L’orchidée
Dans ce jardin, l’orchidée tient une place de choix. On la retrouve déjà sur un bandeau-peigne présenté en 1925 à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes : deux orchidées pavées d’onyx et de diamants encadrent cet ornement de tête. Plus tardive, une broche de 1937, aujourd’hui dans la Collection Cartier, est une autre manière d’aborder et de renouveler un sujet. Améthyste et aigue-marine, dans la vogue des pierres de couleurs qui s’imposent dans l’entre-deux-guerres, forment les pétales de la fleur aux allures arachnéennes. Les créations contemporaines poursuivent l’hommage à cette fleur délicate. En 2005, la collection Caresse d’orchidées impose cette thématique. Un collier composé de plusieurs rangs de 189 boules d’émeraude avec, en son centre, une orchidée de rubis et rubellite est emblématique de cette collection. Par sa forme, le collier fait écho à une nature fertile et indomptée, à l’ordonnancement pourtant maîtrisé, terrain propice à l’épanouissement de cette espèce.


Entre naturalisme et poésie
La fin des années 1930 et le début des années 1940 marquent un véritable engagement pour la recherche autour des lignes, des volumes en trois dimensions et du mouvement. À l’initiative de Jeanne Toussaint, qui dirige la création depuis 1933, le répertoire floral constitue dans ces années et jusqu’à aujourd’hui une source d’inspiration privilégiée. Il en résulte des pièces au naturalisme revendiqué, non dénuées pour autant de poésie : si la forme du motif est fidèle au réel, la couleur des métaux précieux et des pierres fait souvent fi de la réalité au profit de la couleur joaillière . Les créations se situent sur cette lisière entre naturalisme et évocation poétique de la flore. Et c’est là que réside la singularité du joaillier : puiser dans un répertoire botanique a priori classique en joaillerie pour en proposer une interprétation nouvelle et anticonformiste. En témoigne une broche-pince fleur , commande de 1941, dont la fleur est présentée de profil, pétales tombants, tandis que la tige entièrement articulée bouge lorsque la pièce est portée.
L’expression d’un savoir-faire
Ces compositions florales sont l’expression du savoir-faire des artisans de la Maison : les fleurs en particulier témoignent des prouesses techniques alors atteintes – certaines sont entièrement articulées, tandis que pour d’autres la monture devient parfois invisible . Aujourd’hui pièce majeure de la Collection Cartier, la broche Palmier de 1957 illustre à merveille le syncrétisme entre appropriation singulière de la nature et maîtrise parfaite de la technique : sept rubis birmans d’une qualité exceptionnelle forment les fruits rouges éclatant de l’arbre, dont le tronc est entièrement articulé. L’utilisation de différentes tailles de diamant insuffle du volume aux palmes et donne vie au végétal. Ce jeu subtil sur la taille des pierres est caractéristique de Cartier. On le retrouve sur les fleurs en platine, à l’instar d’une broche ayant appartenu à la princesse Margaret (1930-2002).

La rose
La rose est un chapitre à part de l’histoire joaillière Cartier. En 1938, l’atelier de Londres dessine cette broche de platine et diamant en forme de rose. Fleur emblématique du royaume d’Angleterre, elle est portée en 1953 par la plus jeune fille du roi George VI (1895-1952), la princesse Margaret – dont le deuxième prénom est Rose – pour le couronnement de sa sœur aînée, la reine Elizabeth II (1926-). Sur une monture devenue invisible, plusieurs tailles de diamant sont employées pour dessiner les contours de la fleur, tridimensionnelle : des diamants taille baguette forment la tige et le pourtour des pétales, composés de diamants rond taille ancienne et taille 8/8.

Sur une autre broche de 1938 , la rose forme, avec le chardon, la jonquille et le trèfle, le motif d’un bouquet, clin d’œil aux quatre parties du Royaume-Uni – l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Cette broche, témoin des liens continus entre le joaillier et la cour d’Angleterre, fut produite en petite série lors d’une visite officielle des souverains anglais à Paris cette même année. En 1953, la reine Elizabeth II fait aussi appel aux ateliers londoniens pour la réalisation d’une broche à motif de fleur : sertis de diamants taille marquise, brillant et baguette, les pétales enserrent le renommé diamant rose Williamson.
Dans les années 30, Cartier imagine par ailleurs des petites broches ludiques représentant des mains tenant une rose, alliant l’or et des matières telles que le corail ou la laque noire.
Le répertoire floral aujourd’hui
Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, le thème floral constitue une source d’inspiration constamment renouvelée pour les dessinateurs de la Maison, et leurs créations, les témoins de la dextérité joaillière des ateliers. Grâce à ce savoir-faire Cartier, des fleurs a priori conventionnelles en joaillerie dévoilent toute leur force de caractère. Dans les années 2000, la technique ancestrale de la glyptique ̶ ou l’art de la sculpture sur pierre dure et pierre fine ̶ a été remise à l’honneur dans les ateliers. Entre les mains des artisans glypticiens, calcédoine, améthyste, rubellite ou morganite se muent en de délicats iris, orchidées et autres espèces florales.


En 2016, la collection de joaillerie Cactus de Cartier inaugure un nouveau défi : rendre succulente les plus piquantes des fleurs. Autour des cactées, Cartier a imaginé des compositions aux volumes ajourés et aux couleurs acidulées, où naturalisme et fantaisie végétale se marient comme toujours en un juste équilibre. Et c’est là tout l’art de l’arrangement floral chez Cartier.
