
Au début du XXe siècle, les frères Cartier ouvrent leurs créations à de multiples influences extra-occidentales, dont les arts de l’Islam : l’Inde moghole, la Perse, le Maghreb ou encore la Turquie ottomane nourrissent depuis l’imaginaire des joailliers.
L’intérêt des frères Cartier pour l’Orient s’exprime dès le tournant du XXe siècle. Louis, qui fréquente assidûment musées et galeries, fait partie des collectionneurs pionniers dans ce domaine. On le sait présent lors de l’exposition fondatrice dite « des arts musulmans » organisée en 1903 à Paris par l’Union centrale des Arts décoratifs. En 1912, il prête certaines pièces de sa collection lors de la première rétrospective parisienne consacrée aux « miniatures persanes ». Loin du goût romantique pour l’exotisme, Louis Cartier puise dans les œuvres qu’il acquiert une source inépuisable de formes et de motifs, qui vont contribuer à définir l’identité stylistique de la Maison.
En novembre 1913, après une première présentation rue de la Paix à Paris, Louis, Pierre et Jacques Cartier organisent dans leur boutique de la Cinquième avenue à New York une nouvelle exposition de « bijoux d’après les arts hindou, persan, arabe, russe et chinois ».
Si ce titre affiche un éclectisme assumé, l’analyse des créations révèle une connaissance fine et approfondie des productions artistiques dont elles s’inspirent.




Jacques effectue plusieurs voyages en Orient, développant une connaissance de terrain : dès 1911, il se rend dans le Golfe persique et en Inde, à l’occasion du couronnement du roi George V. Il rencontre des marchands de perles fines et de gemmes, visite des ateliers de glyptique, observe le travail traditionnel des artisans locaux, rencontre des clients potentiels.
Les archives Cartier reprennent les classifications encore assez floues à l’époque des études sur les arts de l’Islam, alors balbutiantes : les « décors persans » ou « décors arabes » évoqués ne recouvrent pas la diversité d’inspiration qu’un œil contemporain peut lire dans la production historique de la Maison. Si la Perse et l’Inde moghole sont des sources évidentes, le Maghreb, la Turquie ottomane ou le Levant ont également insufflé leur esprit à nombre de créations Cartier.
L’empire moghol
La Maison Cartier entretient des liens étroits avec l’Inde, notamment par le biais de sa succursale londonienne, dont Jacques Cartier prend la direction en 1909. Jacques, comme ses frères, puise indifféremment ses idées dans les cultures hindoues et musulmanes de ce pays. S’inspirant de bijoux créés en Inde (dont certains sont importés et vendus tels quels par Cartier), les dessinateurs de la Maison inventent de longs colliers composés de boules de rubis, d’émeraudes et de saphirs. Ces gemmes indiennes, de dimensions importantes, parfois taillées de façon baroque ou encore directement percées pour être passées sur un fil de soie, surprennent l’œil des clients occidentaux habitués à des pierres plus petites et facettées. De même, la profusion de gemmes et leur association colorée lancent une mode bien éloignée de la joaillerie de l’époque, et qui connaît son apogée entre la fin des années 20 et la fin de la décennie suivante.
La grande originalité de Cartier tient cependant au remploi de gemmes anciennes dans des créations de style moderne, notamment d’imposantes émeraudes mogholes gravées de motifs floraux, de dédicaces, de citations extraites du Coran ou de poèmes. Les clients sont aussi bien des personnalités occidentales (Marjorie Merriweather Post) que des princes indiens (le maharajah de Patiala). Une des pièces illustrant cette tendance est un pendentif (transformé par la suite en broche d’épaule) exécuté par Cartier Londres en 1923, laquelle déploie plusieurs émeraudes, probablement gravées en Inde au XIXe siècle. L’une des pierres est inscrite au nom d’un souverain persan, Shah Abbas, ce qui fait de ce bijou une pièce exceptionnelle tant du point de vue du spécialiste de la joaillerie occidentale que de l’historien des arts de l’Islam.

Autre emprunt à l’art traditionnel moghol, de petites plaquettes émaillées à décor d’oiseaux et de branches fleuries, produites dans la région de Jaipur au XIXe siècle. Celles-ci sont remontées sur des étuis à cigarettes et des nécessaires Cartier, qu’elles rehaussent de tons rouges, verts et blancs.
Issu de ces nouvelles tendances, le style Tutti Frutti devient rapidement un incontournable du style Cartier depuis le milieu des années 20. Rubis, émeraudes et saphirs sont gravés et taillés en forme de feuilles, puis assemblés en branches qui peuvent s’agrémenter de baies et de fruits précieux. Tout en s’appuyant sur la tradition joaillière moghole (choix des gemmes, taille et gravure de celles-ci, associations des couleurs rouge-bleu-vert), Cartier crée ici un style nouveau et ancré dans son époque. Il se peut que cet intérêt pour des associations de teintes inédites (vert-bleu ou vert-bleu-rouge) s’inspire également des céramiques ottomanes, très en vogue parmi les collectionneurs européens en ce début de XXe siècle.

La Perse
Le renouveau de la couleur, figurant dans les créations de la Maison dès 1903, trouve un nouvel écho avec les Ballets russes de Serge Diaghilev, qui se produisent à Paris à partir de 1909 et triomphent tout au long de la décennie suivante. Léon Bakst, en charge des costumes et des décors, est à l’origine d’un choc esthétique qui se répercute dans le monde de l’art et de la mode. En particulier, l’atmosphère somptueuse et puissamment colorée du ballet Shéhérazade marque les contemporains et relance une mode « à la persane ». Pour agrémenter les tenues des élégantes lors des bals, Cartier crée des aigrettes directement inspirées des coiffes masculines dans le monde musulman.
Pour enrichir sa gamme chromatique, la Maison Cartier va intégrer à ses créations des pierres fines que l’on trouve souvent dans la joaillerie orientale : la turquoise, le jade, le lapis-lazuli ou encore le corail, dans des accords colorés particulièrement audacieux.
Au-delà d’une mode aux accents exotiques, les dessinateurs Cartier travaillent à des ornements précis, révélant la profondeur du regard qu’ils portent sur les arts de l’Islam. Certains motifs, comme l’arabesque, les « T imbriqués » ou encore les cartouches polylobés se retrouvent sur des broches, des étuis à cigarettes ou des nécessaires au décor directement inspiré des métaux incrustés iraniens.
Enfin, des motifs figuratifs récurrents de l’art persan comme le boteh, le cyprès ou encore le phœnix en vol sont repris tels quels. Louis Cartier va jusqu’à faire insérer dans un étui à cigarettes en néphrite un morceau de miniature persane.


D’autres horizons
L’art de la Turquie ottomane, bien que plus discret dans les créations Cartier – car fondu dans l’appellation « art persan » – n’en est pas moins évident sur certaines pièces. Tel nécessaire en turquoise et perles de 1924 évoque par sa composition les reliures ottomanes, tandis que cet étui à cigarettes de 1932 en or émaillé présente des lapins et des gazelles sur un fond de rinceau très proche de la céramique spiralée produite à Iznik dans les années 1530-40. Un nécessaire de 1936 ayant appartenu à Daisy Fellowes est décoré d’une plaque de jade ornée de pierres montées en bâtes, tout à fait caractéristique de l’art ottoman. Des colliers de chien en diamants remontant aux années 1907-1909, imitent par leurs motifs ondulants les soies et les velours des princes d’Istanbul.

L’influence de l’art dit « arabe » dans les productions Cartier est à la fois plus discrète et plus profonde que celle exercée par l’Inde et la Perse. L’un des principaux artisans de cette tendance est Charles Jacqueau, dessinateur de la Maison de 1911 à 1935. Les nombreux croquis préparatoires de sa main qui ont été conservés mettent en évidence l’attraction exercée sur cet homme par les décors géométriques et abstraits que l’on trouve au Maghreb.
C’est avant tout l’esprit de cette tradition artistique qui va imprégner le nouveau style créé par Cartier dès les premières années du xxe siècle. Simplification des formes, goût prononcé pour la géométrie et la stylisation, abandon des ornements figuratifs au profit d’une abstraction audacieuse : ce style, appelé « moderne », bouscule la joaillerie traditionnelle de l’époque et surprend d’autant plus qu’il est contemporain du style guirlande alors associé à la Maison Cartier. Dès 1904 (rappelons que Louis Cartier visite l’Exposition d’arts musulmans du Pavillon Marsan en 1903), une petite broche aux lignes droites et aux angles aigus annonce le bouleversement esthétique qui mènera à l’Art déco des années 20. Précurseur en la matière, Cartier propose des diadèmes, des bandeaux de tête, des broches et des bracelets dont l’élégante sobriété est en parfaite harmonie avec la nouvelle mode féminine des années 10, basée sur la ligne droite et la fluidité des tissus.
L’époque contemporaine
Aujourd’hui encore, nombre de créations Cartier relèvent de cette esthétique attachée aux arts de l’Islam : bracelets de polygones étoilés, dont les lignes rigoureusement entrecroisées sont adoucies de pierres fines aux demi-teintes subtiles, bagues à cabochon reprenant le profil des bagues d’archer des princes moghols. Une ouverture vers l’ailleurs qui continue aujourd’hui d’inspirer la Maison.


