Jeanne Toussaint

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Jeanne Toussaint (1887-1976) est une figure emblématique de Cartier. D’abord en charge de la maroquinerie puis des accessoires dans les années 20, elle prend en 1933 la direction de la création. Femme d’élégance et de caractère, la « Panthère » – comme on la surnommait – marqua profondément de son empreinte la joaillerie du XXe siècle.

Un parcours singulier

« Qui donc êtes-vous, qui parfumez les diamants et qui rendez la richesse poétique ? » Cette question sibylline, posée par la princesse Bibesco à l’occasion d’un article consacré à Jeanne Toussaint paru en 1948 dans Le Jardin des modes, dit tout le mystère qui entoure le personnage.

De sa jeunesse, on sait peu de choses. Née en 1887 à Charleroi, Jeanne aurait fréquenté enfant une institution religieuse bruxelloise avant de s’installer, à peine adolescente, à Paris. Elle y devient la muse d’artistes comme de mondains, et se distingue même dans la confection d’accessoires féminins.

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Jeanne Toussaint rencontre Louis Cartier à l’époque de la Première Guerre mondiale. Intrigué par l’assurance de son goût, il lui propose de rejoindre la Maison au tout début des années 20. Elle-même raconte : « j’ai commencé à faire des sacs. À cette époque, c’était une nouveauté. Ils ont eu du succès ». Un succès qui encourage Louis Cartier à lui confier en 1925 un département nouveau, baptisé « S » pour silver, dédié à la création d’accessoires à prix abordables.

À la même période, Jeanne intègre le comité chargé d’approuver toutes les « créations nouvelles ». Aux côtés de « Monsieur Louis », qui en assure la présidence, elle s’y familiarise avec la joaillerie et l’horlogerie ainsi qu’avec le style de la Maison. Un apprentissage consacré en 1933 lors de sa nomination en tant que directrice de la création. C’est Louis Cartier qui la promeut pour lui succéder, persuadé qu’elle est parmi tous celle qui partage au plus près sa vision du style. Vivant désormais à Budapest une grande partie de l’année avec sa nouvelle épouse, la comtesse Almassy, il explique dans une lettre à son gendre : « comme Jeanne Toussaint a un grand goût et universellement appréciée [sic], je suis prêt à laisser exécuter les dessins […] sous sa responsabilité. Il est de l’intérêt évident de la société de lui donner la direction artistique en mon absence ». Elle demeure à ce poste jusqu’à son départ à la retraite en 1970.

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Le « goût Toussaint »

En tant que directrice de la création d’une Maison de joaillerie et d’horlogerie, Jeanne Toussaint est l’une des premières femmes à accéder à un tel niveau de responsabilité dans un secteur presque exclusivement masculin. Son parcours personnel, tout comme son indépendance d’esprit, lui fait prendre conscience de cette émancipation à conquérir. Naissent ainsi, sous son impulsion, des bijoux qui offrent une liberté nouvelle aux femmes.

L’apport de Jeanne Toussaint est considérable et dépasse même de loin les frontières de la Maison. Le couturier français Hubert de Givenchy, qui fut son ami, en témoigne : « elle a révolutionné la haute joaillerie en donnant une nouvelle jeunesse et un modernisme […]. On y retrouve son style très personnel, très à part, très Cartier ». De son vivant, on parlait même d’un « goût Toussaint ».

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L’une de ses principales caractéristiques réside dans l’abondance des matières nobles employées. « Tel un grand peintre [jouant avec] de très belles pierres », pour reprendre l’expression de Hubert de Givenchy, Jeanne Toussaint compose sa propre palette, opulente et flamboyante. Elle convoque à foison rubis, émeraudes, saphirs de couleurs, citrines, topazes, aigues-marines, péridots, corail… dans des métissages inédits, à l’instar de ceux alliant l’améthyste avec la turquoise ou la citrine. Cecil Beaton, apôtre du raffinement en son temps, confirme dans le livre The Glass of Fashion que « Mademoiselle Toussaint […] crée des combinaisons de couleurs comme on n’en avait vu avant elle que dans les bijoux des Indes ». Inspiré de la joaillerie indienne, justement, l’or jaune fait grâce à elle un retour remarqué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Lisse, godronné, tressé, en résille voire articulé, il donne du caractère aux montures et réchauffe les pierres de son aura solaire.

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Le « goût Toussaint » c’est aussi, selon le propre terme de Jeanne, le « goût du relief ». Passionnée de sculpture et d’architecture, elle promeut l’amplification du volume, sans jamais renoncer à la fluidité. Au contraire, comme l’écrit Cecil Beaton : « l’influence de Mademoiselle Toussaint est telle que c’est à elle, ne l’oublions pas, que nous devons les bijoux actuels, plus flexibles qu’ils ne l’ont jamais été dans aucune autre civilisation. Ses cascades et ses grappes de diamants sont d’une rare perfection ».

On peut également mentionner des colliers ruisselant d’émeraudes, des bracelets torsadés et des bagues de cocktail composées de myriades de boules de rubis ou de saphirs… Toujours, la flexibilité du bijou prédomine afin d’assurer l’aisance du mouvement des femmes et d’inviter à une liberté d’attitude nouvelle. On s’approche là au plus près de la vision holistique de Jeanne Toussaint, pour qui le bijou se doit d’être au plus près de la vie.

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Horizons lointains, animaux et fleurs

Dans l’univers créatif de Jeanne Toussaint, les territoires d’inspiration s’étendent jusqu’à l’Extrême-Orient, en passant par l’Égypte et l’Inde. Son goût pour les cultures étrangères – qu’elle partage d’ailleurs avec Louis Cartier – influence les créations de la Maison, comme en témoigne notamment nombre de bijoux « orientaux ». Les motifs emblématiques du répertoire iconographique des grandes civilisations se prêtent aussi à toutes sortes de dessins, aussi bien pour leur puissance graphique que leur pouvoir symbolique.

La faune et la flore représentent l’autre source d’inspiration majeure de Jeanne Toussaint. Au lendemain de la période Art déco et – surtout – de la Seconde Guerre mondiale, elle renoue avec la veine naturaliste et défie dessinateurs comme artisans de réaliser des interprétations toujours plus réalistes. L’exigence de la figuration les amène à repenser les volumes, ajuster le trait et travailler comme jamais les matières précieuses. La production est florissante. Palmes ou feuilles de laurier en or fin, grains de café d’or jaune striés et piqués de diamants, bouquets explosifs de couleurs, roses en corail sculpté, palmiers bourgeonnants de fruits précieux, spécimens singuliers aux lignes vigoureuses…

La figuration s’interprète comme une métaphore d’une féminité où la sensualité va souvent de pair avec un caractère affirmé.

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Dans le registre animalier, la directrice de la création invite dans le bestiaire de la Maison une multitude de créatures – réelles comme fantastiques. C’est le cas par exemple de la coccinelle, au corps de corail ponctué de diamants. Elle remet aussi d’autres animaux à l’honneur, comme les oiseaux, qui firent une discrète apparition chez Cartier dans les années 20 et se multiplient sous son initiative à partir des années 40. En 1942, en pleine Occupation allemande, Jeanne Toussaint fait même placer en vitrine de très symboliques broches figurant un volatile en cage – une provocation qui lui vaudra d’être entendue par la Gestapo. À la Libération, l’oiseau bleu-blanc-rouge sort de sa cage.

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Mais parmi tous les animaux adoptés par Jeanne, le plus inséparable de son style demeure évidemment la panthère.

La « Panthère »

La « Panthère », c’est elle. Un surnom qui traduit autant son charme magnétique que son caractère frondeur, son allure féline que son esprit aiguisé. Un animal dont elle fait son totem, en joaillerie comme dans la vie : elle orne son appartement de peaux de panthère et de léopard. Comme un clin d’œil, Louis Cartier lui offre en 1917 un étui à cigarette décoré d’une panthère entre deux cyprès. Deux ans plus tard, elle commandait un vanity en or et émail Pékin noir, orné du félidé en diamant, platine et onyx.

 

À la tête de la création joaillière, Jeanne Toussaint offre à la panthère une nouvelle silhouette, plus sculpturale. Elle lui insuffle volume et vie, encourageant les dessinateurs à fréquenter les zoos parisiens afin de croquer l’animal dans toutes ses postures. En 1948, pour la duchesse de Windsor, elle place sur une imposante émeraude un félin d’or jaune tacheté de laque noire, première représentation en trois dimensions pour une broche. L’année suivante, c’est cette fois-ci à destination du stock qu’est réalisée une nouvelle broche figurant une panthère fièrement dressée sur un saphir cabochon de 152,35 carats. Une pièce historique, également acquise par le couple Windsor, mais indissociable à jamais de Jeanne Toussaint.

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