
L’Art déco est un vaste mouvement artistique né au cours des années 1910 et qui triomphe tout au long de la décennie suivante. Il se caractérise par une esthétique géométrique, une palette contrastée et un éclectisme original. Dans le domaine des arts appliqués, Cartier en est un des précurseurs. Plus qu’un style, l’Art déco s’appréhende surtout chez le joaillier comme une période riche. Une époque qui voit le début de l’émancipation des femmes, le développement sans précédent des moyens de transport, l’ouverture passionnée de l’Occident sur l’Orient… et dont la Maison fait écho au travers de ses créations.
Le « style moderne », l’Art déco avant l’Art déco

Cartier est un pionnier de l’Art déco. Dès les premières années du XXe siècle, alors que le style guirlande d’inspiration néo-classique est en plein essor dans la production de la Maison, Louis Cartier explore de nouveaux horizons créatifs. Aux excès de l’Art nouveau, il préfère la pureté des formes géométriques, ose la stylisation des motifs et promeut la simplification des lignes. Il introduit ainsi un style inédit, dit « moderne », lequel pose les bases de l’Art déco.
La sobriété du dessin est vivifiée par une palette audacieuse. Dès 1903, quelques premières expérimentations chromatiques font leur apparition dans les carnets des dessinateurs. Elles se multiplient lors de la décennie suivante sous l’influence des Ballets russes, qui se produisent à Paris depuis 1909. Leur esthétique orientalisante ainsi que la magnificence chamarrée des costumes et décors imaginés par Léon Bakst marquent les esprits. « Tout était vert, bleu, rouge, orangé ; c’est-à-dire instinctif, sensuel », rapporte un critique manifestement impressionné par ce feu d’artifice de couleurs sur scène. Les dessinateurs de Cartier, au premier rang desquels Charles Jacqueau, ne sont pas en reste. Ils osent d’inédites associations chromatiques : bleu et violet, orange et vert, vert et noir, noir et rouge… L’une des plus emblématiques, d’inspiration probablement orientale et dénommée plus tard « décor de paon », allie le bleu et le vert. D’abord jugé malvenu, ce contraste figure rapidement parmi les grands succès de la Maison, notamment durant la période Art déco.

Une autre combinaison se distingue de la palette de Cartier à l’époque : le blanc et le noir. Plus classique, elle s’impose comme une tendance précoce de l’Art déco. L’union du diamant avec l’émail ou la laque noirs remonte à la joaillerie de deuil de l’époque victorienne. À partir du début des années 10 et du naufrage du Titanic, elle revient en vogue, plébiscitée par la haute société new-yorkaise. Cartier en offre une version modernisée : le noir introduit la perspective, suggère la profondeur, souligne les formes et accentue le mouvement. Le joaillier innove dans le choix des matériaux en généralisant l’onyx et en employant l’acier noirci, comme pour un diadème de 1914. Des rehauts de couleur, par petites touches de rubis ou d’émeraude, distinguent aussi la Maison. Celle-ci se fait surtout remarquer par des créations au dessin stylisé qui jouent pleinement du pouvoir graphique du noir, annonçant ainsi l’Art déco des années 20.

Une joaillerie émancipée
La décennie 1920 – qui voit l’apogée de l’Art déco – est une époque de renouveau. Au lendemain de la période sombre de la Première Guerre mondiale, les Occidentaux cherchent à oublier les horreurs du conflit dans une frénésie de liberté, de créativité, de festivités. On parle alors d’ « Années folles ».
Cet état d’esprit affranchi gagne les femmes d’autant plus qu’après s’être substituées aux hommes partis sur le front, elles accèdent à une nouvelle place dans la société. Leur indépendance se concrétise par une transformation radicale de la mode vestimentaire. Le corset est abandonné au profit de coupes amples et de la taille basse, qui favorisent l’aisance des mouvements. L’allure se fluidifie ; la silhouette devient longiligne : la ligne droite en est désormais maîtresse.
La joaillerie accompagne cette émancipation. Comme le note un témoin de l’époque dans le magazine Vogue, « les robes longues, féminines, somptueuses le soir, réclament un complément dans le bijou, qui ait ce même esprit de recherche, en même temps que ce caractère de raffinement indispensable ». Trop lourds et sophistiqués pour être portés sur les étoffes légères désormais à la mode, les ornements de corsage laissent place à de longs sautoirs qui soulignent la verticalité des robes. Pendants d’oreilles et broches s’étirent à l’envie. L’abandon des gants de soirée relance l’attrait pour les bracelets, multipliés aux poignets pour plus d’effets. Moins cérémonielle, la joaillerie des années 20 délaisse aussi les majestueux diadèmes : on préfère alors bandeaux et aigrettes, qui offrent autant d’allure avec plus d’aisance.

Cartier incarne idéalement ce style nouveau. Depuis le début du siècle, la production de la Maison promeut une joaillerie essentielle, qui trouve sa pleine expression dans les « Années folles ». Les dessinateurs franchissent le pas entre stylisation et abstraction : le thème ou l’inspiration du motif s’efface en faveur de son pouvoir graphique et du jeu des formes. Très construite, la composition se structure par la combinaison des pierres. Les tailles géométriques sont privilégiées, à l’instar de la baguette – rectangle strict au sommet plat employé tôt par le joaillier parisien. Quant à la palette, elle joue des associations de couleurs dans le prolongement des expérimentations initiées par la Maison vers 1910.

Un nouvel art de vivre
« L’accessoire, c’est essentiel ». Tel est le mot d’ordre prôné par le magazine Vogue en 1929. L’émancipation des femmes, qui révolutionne leur garde-robe, se traduit également par un nouveau mode de vie.

Indépendantes, elles participent pleinement aux plaisirs et activités jusqu’alors presque exclusivement masculines : le sport, l’automobile… Plus libres que jamais, elles doivent désormais avoir à leur disposition, à chaque instant de la journée et pour toute occasion, les indispensables cosmétiques qu’elles n’hésitent désormais plus à utiliser en public. D’où la profusion d’accessoires féminins dans les « Années folles ». Il ne s’agit pas seulement de sacs à main mais aussi de boîtes à poudre, rouges à lèvres, miroirs et peignes, réunis dans d’astucieux vanities ou nécessaires à maquillage.
Cartier s’est positionné tôt sur ce segment, entériné dès le milieu des années 20 par la création du département « S » – pour silver. Louis Cartier, épaulé par Jeanne Toussaint, développe une large gamme d’accessoires. Tous partagent une même philosophie, emblématique de la Maison : ne jamais sacrifier l’utile au beau. Tant pratiques qu’élégants, ces objets font la part belle aux matières nobles et présentent une grande variété de décors, dont le dessin géométrique, de même que les couleurs contrastées s’inscrivent parfaitement dans la période Art déco.

Les accessoires masculins demeurent dans les années 20 une valeur sûre, à la faveur des articles pour fumeurs et des instruments d’écriture. La ligne des objets reste épurée et raffinée. La nouveauté réside davantage dans les accessoires consacrés au voyage, un nouveau loisir en plein essor.
Nouveaux horizons
La décennie 1920 est marquée par une ouverture sans précédent de l’Occident sur le monde. C’est l’époque des voyages au bout du globe grâce à la modernisation des moyens de transport – automobile, maritime, aérien –, qui permettent de parcourir les continents plus rapidement et dans des conditions bien plus confortables qu’auparavant.
Ce « goût pour l’ailleurs », souvent fantasmé, influence l’Art déco dans tous les domaines des arts appliqués, y compris la joaillerie. Les frères Cartier se distinguent par une connaissance intime des grandes civilisations. Amateurs d’art éclairés et collectionneurs avisés, ils partagent très tôt leur passion pour les cultures étrangères avec les collaborateurs de la Maison.

C’est particulièrement perceptible dans la production d’inspiration égyptienne. La découverte très médiatisée du tombeau de Toutankhamon en 1922 alimente la curiosité des Européens pour l’empire des pharaons. Cartier en renouvelle le regard au travers de créations qui témoignent d’une assimilation consciencieuse du répertoire iconographique. Les dessinateurs de la Maison s’y sont familiarisés par la fréquentation assidue du musée du Louvre, encouragée par Louis Cartier dès les années 10, ainsi que par la consultation d’une bibliothèque riche en monographies sérieuses. Sous leur crayon, on retrouve ainsi des motifs de papyrus et d’architecture. Louis Cartier les invite aussi à employer des fragments d’antiquités, acquis par ses soins à destination du « stock des apprêts ». Ils offrent une seconde vie à ces pièces anciennes, montées sur des créations de facture moderne, à l’instar d’une broche de 1925 ornée d’une statuette de la déesse Sekhmet, fournie par un antiquaire parisien spécialiste du Bassin méditerranéen. On y reconnaît certains éléments emblématiques de la période Art déco : la stylisation d’une fleur de lotus, une palette contrastée, l’usage graphique de l’émail noir.
La passion des civilisations lointaines entre en résonance avec l’épanouissement du style moderne de la Maison. On le distingue pertinemment au travers de créations dans la veine indienne. Le joaillier parisien entretient des liens privilégiés avec l’Inde, surtout depuis que Jacques Cartier s’y est rendu en 1911. Au cours de ce voyage, il rencontra plusieurs maharajahs, dont certains devinrent ses clients. Loin des clichés impérialistes, les potentats indiens s’enthousiasment pour la modernité. Ils sont fascinés par les pièces d’horlogerie et la joaillerie occidentale, l’éclat des pierres montées sur platine suscitant un réel engouement. Certains en viennent ainsi à confier à Cartier de spectaculaires parures familiales, riches en gemmes d’exception, afin de les faire remonter à la mode européenne.
L’un des premiers et des plus illustres à formuler une telle demande fut le maharajah de Patiala. Réputé pour son extravagance et curieux des avancées technologiques, il est le premier Indien à acquérir une voiture et même un avion. Il promeut un mode de vie à l’occidentale, à la faveur de ses nombreux voyages en France, en Belgique et en Italie. Il se passionne aussi pour la joaillerie et l’horlogerie européennes. Il acquiert ainsi auprès de Cartier des pendules, dont un modèle d’inspiration égyptienne de 1927, et des montres – il porte d’ailleurs au poignet une Tank. Dans les années 20, il dépose auprès de la Maison plusieurs milliers de gemmes à partir desquelles il commande un extraordinaire ensemble de bijoux, dont la pièce maîtresse est un collier de cérémonie achevé en 1928.

Ce dernier représentait un défi pour les dessinateurs et artisans : il s’agissait de respecter les formes classiques de la joaillerie indienne dans une monture en platine, de réunir une rare opulence de pierres typiquement hindoue tout en intégrant la sobriété et la symétrie de l’Art déco. En alliant tradition et modernité, la Maison jetait ainsi un pont entre les civilisations indienne et européenne.

Les influences sont réciproques. L’apport de la joaillerie hindoue à l’art de Cartier se manifeste notamment par l’emploi de pierres gravées ou sculptées. L’Inde est réputée depuis le XVIe siècle pour ses ateliers de taille de gemmes, patronnés à l’origine par les souverains moghols. À l’aide d’une pointe en diamant, les artisans esquissent à la surface d’émeraudes, saphirs et rubis des motifs végétaux, des extraits de poèmes ou du Coran – une tradition perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Lors de son voyage en Inde en 1911, Jacques Cartier entre en contact avec des artisans capables de fournir les ateliers de la Maison et, une décennie plus tard, un bureau est même ouvert à Delhi. Les pierres gravées sont d’abord employées isolément – telle l’émeraude – pour des broches, bracelets et sautoirs. À partir du milieu des années 20, émeraudes, rubis et saphirs gravés et sculptés en forme de végétaux sont métissés pour des compositions figurant des feuillages, baptisées plus tard Tutti Frutti. Explosifs de couleurs et luxuriant, ces bijoux d’un genre nouveau contrastent avec la sobriété de l’Art déco, même si certaines pièces en adoptent la construction symétrique et en intègrent les formes géométriques, notamment sur les fermoirs des bracelets.
Les arts arabo-persans se prêtent aussi parfaitement aux aspirations de l’Art déco. Louis Cartier fait preuve d’un attrait précoce pour les civilisations islamiques. Dès les premières années du XXe siècle, il réunit notamment une riche collection de miniatures persanes dotée d’œuvres d’une qualité remarquable. Il incite les dessinateurs à s’inspirer de l’iconographique arabe, où toute figuration est souvent proscrite au profit du jeu des lignes et des formes, que cultivent les créateurs dans des interprétations tendant parfois à l’abstraction. De premières esquisses voient le jour vers 1910. Elles se multiplient les années suivantes, encouragées par les Ballets russes qui triomphent alors sur les scènes parisiennes. En 1913, est créé un pendentif en platine et diamants au dessin épuré et ajouré évoquant l’architecture orientale – un motif qu’on retrouve dix ans plus tard pour un bandeau en diamant très Art déco. L’inspiration arabo-persane y est moins perceptible ; elle s’efface alors en faveur de la stylisation.
L’Extrême-Orient exerce également une influence majeure sur Cartier au cours des années 20. Nombre de créations attestent d’une imprégnation du répertoire iconographique et mythologique aussi bien chinois que japonais, à l’instar de nécessaires décorés de dragons ou de scènes pittoresques et de pendules empruntant leur construction à des éléments architecturaux ou ornées de sculptures anciennes. D’autres pièces s’autorisent plus de liberté : elles jouent du pouvoir d’abstraction des idéogrammes, réinterprétés en des dessins symétriques et sobres qui se confondent avec les motifs de l’Art déco.

L’exposition de 1925 : l’apogée de l’Art déco
Les innovations esthétiques de la période sont consacrées par l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, qui se déroule à Paris d’avril à novembre 1925. L’événement a pour vocation d’offrir un panorama complet de la production contemporaine dans tous les domaines des arts. L’Art déco lui empruntera son nom.
Répartie en pavillons, cette manifestation d’envergure s’étend sur plusieurs hectares, de la tour Eiffel aux Champs-Élysées, et compte des centaines de créateurs originaires d’une vingtaine de pays. Les exposants sont réunis en cinq sections principales, subdivisées en plusieurs classes. La Maison intègre la catégorie consacrée à la joaillerie et, preuve de son influence, Louis Cartier est nommé vice-président du comité d’admission. Mais ce dernier n’est pas convaincu par le bien-fondé des conditions strictes de rattachement par métier. Plus que de présenter ses pièces au milieu de confrères, pour témoigner des prouesses de la joaillerie contemporaine, il ambitionne de les mettre en perspective de manière plus large avec la mode de l’époque. Son souhait témoigne de la philosophie de la Maison selon laquelle ses créations participent à une idée globale du beau et du raffinement. Aussi obtient-il d’exposer également aux côtés des couturiers, dont Worth et Lanvin, dans le Pavillon de l’élégance. L’ameublement est confié à Armand-Albert Rateau qui, tout en privilégiant la cohérence de la scénographie, compose avec les volontés et l’image de chaque créateur. Il conçoit ainsi pour Cartier des tables de vente adaptées, qui rappellent celles de sa boutique rue de la Paix.
Cartier présente quelque 150 créations, joaillières comme horlogères, réalisées au cours des trois dernières années. Une création se distingue notablement : un spectaculaire bijou d’épaule baptisé « Bérénice » par La Gazette du Bon Ton, alors bible de l’élégance. Il prenait la forme d’une bande de platine de près de soixante centimètres de long rehaussée d’émail noir, de perles fines et de diamants, divisée en plusieurs sections articulées et retombant derrière les épaules, sans fermeture ni attache – un porté inédit, féminin et sensuel, qui s’accordait idéalement à la mode vestimentaire de l’époque. Trois émeraudes de Colombie jalonnaient la pièce, des pierres anciennes gravées selon l’art moghol de motifs végétaux, probablement exécutés en Inde au XVIe ou au XVIIe siècle. Démonté à la fin de l’événement, ce bijou demeure attaché au souvenir de cette manifestation. Par son dessin épuré, ses emprunts à la joaillerie indienne et l’élégance de son porté, il est emblématique du style de Cartier à la période Art déco.

L’exposition s’achève sur un succès pour la Maison. Le magazine Vogue, résumant le sentiment du plus grand nombre, rapporte que « la vitrine de Cartier est l’une des plus riches en trouvailles de toutes sortes ; en même temps que l’une de celles où l’art moderne s’exprime le plus nettement ».
La joaillerie blanche ou le déclin de l’Art déco
Le krach boursier de 1929 et la crise économique mondiale qui s’ensuit amorcent le déclin de l’Art déco. En joaillerie, il s’éteint dans la « tendance blanche ». Initiée par l’exposition « Les Arts de la bijouterie », qui se tint à Paris quelques mois avant la crise boursière, elle réagit à la polychromie en promouvant pureté et sérénité.

La tendance blanche se traduit chez Cartier par un retour aux sources qui avaient fait son succès au début du siècle : l’alliance éclatante du diamant et du platine. Le dessin, privilégiant les motifs abstraits, joue des formes des pierres dans des associations parfois très recherchées. Il exploite notamment la géométrie des diamants taille baguette, qui demeurent appréciés tout du long des années 30. Cartier l’associe alors à d’autres tailles de diamants, mais aussi parfois de pierres de couleur, afin de multiplier les effets de lumière et de graphisme.
La fin de l’Art déco se caractérise également par un renouveau de la figuration, d’abord réinterprétée pour des compositions épurées. Dès la fin des années 20 apparaissent des motifs végétaux stylisés dans la production de la Maison, tels l’arbre ou la palmette, qu’on retrouve pour plusieurs broches. Autant de créations qui annoncent un retour au naturalisme, thème majeur de la joaillerie des décennies suivantes.
