Palette Cartier

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Des contrastes audacieux des premières années du XXe siècle aux combinaisons contemporaines inédites, les associations de couleurs sont emblématiques du style de Cartier.

L’attrait de Cartier pour la couleur est inhérent à sa vocation de joaillier. Au-delà des critères de pureté, chaque pierre est également sélectionnée pour l’intensité de sa teinte, le charme de ses nuances, sa brillance… Tel un peintre, la Maison compose ainsi sa propre palette, qui n’a de cesse de s’enrichir au fil du temps.

Objets émaillés, une première palette distinctive

Au tournant du XXe siècle, Cartier réalise de nombreux accessoires et objets en émail dans le goût russe. La technique utilisée – l’émail guilloché – est héritée du XVIIIe siècle. Elle consiste à appliquer plusieurs couches successives d’émail sur une base en or ou en argent guilloché, jusqu’à obtenir l’intensité de couleur désirée. Le motif gravé apparaît alors par transparence et l’émaillage donne un effet iridescent à l’objet.

Si cette technique a été remise au goût du jour par Fabergé, les créations de Cartier se distinguent notamment par leurs couleurs. Sans reprendre la palette très franche du joaillier russe, la Maison fait le choix de tonalités plus délicates. Elle se distingue par ailleurs en introduisant des associations de couleurs novatrices, qui témoignent déjà du goût de Louis Cartier pour l’expérimentation chromatique, à l’instar du mauve et du vert ou d’une première apparition du vert allié au bleu.

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Premières expériences et émergence de contrastes Cartier

Esthète et collectionneur, Louis Cartier encourage très tôt les designers de la Maison à oser les associations de couleurs, ainsi qu’en témoignent leurs cahiers de dessins dès les toutes premières années du XXe siècle.

Ces essais précurseurs sont confortés par les changements qui traversent le monde de l’art à cette époque. Alors que les vifs aplats de couleurs de la peinture fauviste bouleversent le Salon d’Automne en 1905, les Ballets russes triomphent sur scène à Paris dès 1909 et durant toute la décennie suivante. Fasciné, comme nombre de spectateurs, le critique d’art Joséphin Péladan décrit ainsi le choc à la découverte de cette esthétique colorée d’inspiration orientale : « Dans le ballet Shéhérazade, il n’y avait pas un blanc au décor ni au costume. Tout était vert, bleu, rouge, orangé ; c’est-à-dire instinctif, sensuel. M. Bakst manie étonnamment les timbres de couleur. On est même stupéfait qu’il obtienne ces harmonies réelles avec une palette aussi bruyante. » Encouragé par ce feu d’artifice sur scène, Cartier développe dans les années qui suivent une multitude d'associations inédites en joaillerie, n’hésitant pas à rompre avec certains codes traditionnels.

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Parmi les combinaisons les plus emblématiques et les plus audacieuses se trouve celle du bleu et du vert. Pratiquement absente du monde occidental, cette alliance est très fréquente dans les arts de l’Islam, dont Louis Cartier est lui-même collectionneur, notamment dans la céramique ottomane des XVIe et XVIIe siècles, qui associait bleu cobalt, turquoise et vert olive. Bien que ce contraste soit jugé malvenu en Europe, la Maison réalise des créations combinant saphir et jade ou émeraude à partir des années 1910. Surnommée « décor de paon » par Louis Cartier, cette alliance rencontre un grand succès et devient au fil des années un classique de la Maison et de la joaillerie en général.

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Comme le bleu et le vert, les contrastes de couleurs de la Maison puisent souvent leur inspiration dans une culture étrangère. Ainsi, l’association du rouge et du vert trouve-t-elle sa source d’inspiration dans la joaillerie indienne d’apparat de la période moghole, que Jacques Cartier découvre en 1911 lors de son premier voyage à la rencontre des maharajahs. 

Traduisant ce contraste dans sa propre palette, le plus souvent Cartier préfère au rubis la nuance chaleureuse du corail, une matière originale pour l’époque que le joaillier intègre par petites touches dans ces compositions. Le baron Meyer, correspondant au Harper’s Bazaar, souligne d’ailleurs l’audace de cette association dans un article de 1926 à propos de l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925 : « Très originale est la combinaison de corail gravé à l’ancienne manière avec de grosses émeraudes non taillées, des diamants et des onyx. Cette harmonie de couleurs est encore une innovation de Cartier, qui rencontre un succès grandissant. Elle demande cependant à être pratiquée avec beaucoup de modération, car elle est des plus risquées. »

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La Maison innove également en ajoutant à l’association du rubis et de l’émeraude gravés, venus d’Inde, la nuance intense du saphir, rarement vue dans cette région où le bleu possède une connotation plutôt négative. Probablement galvanisée par l’esthétique des Ballets russes, cette alliance audacieuse – baptisée Tutti Frutti autour de 1970 – s’affirme à partir des années 1920 et devient rapidement emblématique de Cartier.

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La ponctuation du noir

Cartier accorde une place importante au noir à partir des années 1910, l’associant à l’éclat du diamant. Plus classique en joaillerie, cet accord est à nouveau en vogue à cette période pour la joaillerie de deuil à la suite du naufrage du Titanic en 1912. La Maison saisit toute la modernité et le potentiel graphique de l’utilisation du noir, présent par l’ajout de laque, d’émail ou d’onyx, une autre matière pour l’usage de laquelle le joaillier est précurseur. Par contraste, ces fins traits sombres permettent de souligner les formes géométriques pour des créations abstraites anticipant la période Art déco.

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Portant cette réflexion encore plus loin, Cartier associe le noir avec le rouge ou avec le vert, voire les trois ensemble. Dans le premier cas, le contraste est saisissant : les deux couleurs s’animent mutuellement et la nuance chaleureuse du corail prend une profondeur insoupçonnée. Le deuxième accord est quant à lui très graphique. La profondeur du vert, le plus souvent celui intense de l’émeraude, est rehaussée par l’onyx ou la laque, qui introduisent un effet de perspective ou de profondeur jusqu’au trompe-l’œil. L’un des exemples les plus remarquables de la période est une broche de 1922 où les onyx calibrés deviennent une véritable ombre-portée, soulignant à la fois la finesse de l’exécution et la dynamique descendante de la pièce.

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Un goût nouveau pour les pierres

Fort de deux décennies d’expérimentations chromatiques et de leur succès, Cartier poursuit son exploration audacieuse en réintroduisant en haute joaillerie des pierres dites « semi-précieuses » (aussi appelées « pierres fines ») à partir des années 1930. Si certaines ont déjà été aperçues dans les années 1910, elles se multiplient à cette période, la Maison osant les placer en majesté sur des pièces d’apparat. Tel est, par exemple, le cas de deux diadèmes réalisés à l’occasion du couronnement du roi George VI en 1937, exécutés respectivement en aigue-marine et en citrine.

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Jeanne Toussaint, l’extravagance des couleurs

Nommée directrice de la création en 1933, Jeanne Toussaint, ose métisser ces gemmes et les associer à des pierres précieuses. Grâce à elle, la palette de la Maison s’étend considérablement. Ses créations explorent des contrastes inédits, dont certains sont particulièrement inattendus, comme en témoigne S. R. Nalys dans un article de L’Officiel de la couture et de la mode de Paris de 1935 : « Chez certains, le sens de la vision nouvelle des choses est si poussé qu’ils traient le bijou comme une composition décorative, comme un « ensemble » dans lequel les couleurs rutilent, appelant les oppositions les plus inattendues non seulement des saphirs, des émeraudes, des turquoises… mais encore celles des jades, du corail, du lapis, du cristal, de l’ambre ou de la nacre ».

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Parmi les associations emblématiques de la période, citons celle du lapis-lazuli et de la turquoise, deux nuances de bleu si différentes que le camaïeu devient un véritable contraste. L’améthyste est également une pierre de choix, son intense nuance violette se combine à la citrine ou encore à la turquoise, comme en témoigne le collier commandé par la duchesse de Windsor en 1947 ou celui vendu à Daisy Fellowes quelques années plus tard, en 1953.

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Jeanne Toussaint, enfin, contribue également au retour de l’or jaune, sans doute inspirée par la joaillerie indienne dont Cecil Beaton avait déjà repéré l’influence dans son livre The Glass of Fashion : « Mademoiselle Toussaint […] crée des combinaisons de couleurs comme on n’en avait vu avant elle que dans les bijoux des Indes. » Plus qu’une monture pour les pierres, l’or jaune est utilisé comme une véritable couleur dont la nuance solaire réchauffe les contrastes, donnant une tournure inédite même aux associations caractéristiques de la Maison.

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Une palette emblématique et des combinaisons inédites

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la palette de la Maison s’élargit à de nouvelles associations, plus délicates et nuancées. Les camaïeux, en particulier dans les tons mordorés et safran, font ainsi leur apparition dans le répertoire de Cartier. La gamme chromatique du joaillier s’ouvre également à des teintes plus tendres comme les nuances rose et mauve pastel ou bleu et vert d’eau.

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Plus douces, ces partitions sont néanmoins souvent rehaussées par petites touches, notamment par la présence vibrante des opales. Les feux colorés de la pierre donnent l’impression de multiples nuances changeant selon la lumière. Elles animent le dessin, ajoutant une tension à la composition plutôt qu’un contraste franc.

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Depuis le tournant des années 2010, la ponctuation du noir fait également son retour pour des créations reprenant le contraste emblématique de l’onyx avec le diamant ou l’émeraude, dans une veine contemporaine. Très graphique, le noir impulse une sensation de mouvement. Il souligne la précision du dessin, ajoute une tension, démultiplie les motifs et introduit un rythme jusqu’à troubler le regard. Empruntant certains codes de l’art cinétique, Cartier se distingue ainsi par des pièces jouant de surprenants effets d’optique.

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Témoignant de la créativité comme de l’audace de la Maison, des matières inédites sont employées pour la première fois en joaillerie, tel le skarn et son bleu transparent en 2018. De nouvelles associations voient également le jour dans des tonalités fraîches ou plus acidulées. Les contrastes emblématiques sont quant à eux l’occasion de nouvelles interprétations offertes par l’utilisation d’une grande variété de pierres. 

Ainsi l’alliance rouge et vert s’agrémente de la teinte orangée des grenats mandarins et le bleu de la turquoise, de la couleur vive de la chrysoprase, et l’iconique combinaison bleu, rouge et vert est réinterprétée pour une composition mêlant rubellite, tourmalines bleues et chrysobéryls.

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