Cartier et le bijou patriotique

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Selon la date à laquelle il est créé, vendu et porté, le bijou peut être un objet politique qui revendique, alerte, commémore ou célèbre. À partir d’une histoire intime, il devient ainsi témoin de la grande Histoire. Cartier a traversé deux grandes guerres, qui changèrent l’ordre mondial et ont marqué à jamais les esprits.

La Première Guerre mondiale

Le 28 juin 1914, l’assassinat par un nationaliste serbe de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, change le cours de l’histoire et plonge le monde dans une guerre aux conséquences dramatiques. Les quatre années que dure le conflit ne sont évidemment pas propices à la réalisation de grands bijoux. Les ateliers de la Maison Cartier tournent au ralenti et la plupart des employés, tout comme les trois frères, Louis (1875-1942), Pierre (1878-1964) et Jacques Cartier (1884-1941), sont mobilisés au front. En écho aux drames qui déchirent l’Europe, le ton se fait plus grave.

C’est dans ce contexte que voient le jour des créations qui se démarquent du cadre de la joaillerie traditionnelle. Les bijoux, souvent des broches ou des breloques, prennent une forme figurative et jouent avec les codes du patriotisme. Ces derniers sont généralement de format modeste et n’emploient que des pierres de petite taille. S’ils ne portent pas sobrement les couleurs tricolores, sous forme de simple cocarde par exemple, ils reprennent souvent la thématique militaire : broches aéroplane, mitrailleuse ou baïonnette, ou bien breloques Le roi des Belges fait lui-même des acquisitions similaires aux couleurs du drapeau belge. On assiste également à la réinterprétation de motifs qui n’avaient jusqu’alors rien de martial. Les petites broches nœuds, décrites comme broches « hélices », sont ainsi très populaires pendant les années de guerre où elles sont vendues.

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Aux heures joyeuses de la victoire, les créations du joaillier célèbrent la fierté nationale. L’arc de triomphe y trouve une place centrale et les pierres de couleurs reprennent leur droit. En 1919, une broche sur ce thème est ainsi réalisée en or, platine, diamants, rubis, émeraudes, topazes et saphirs. Les cabochons de saphirs symbolisent les casques des soldats lors du grand défilé de la victoire ayant lieu sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1919.

Ce type de bijou ne séduit pas qu’une clientèle française. Le maharajah de Patiala, qui a combattu sur le sol français sous le drapeau britannique, se porte ainsi acquéreur d’une broche oriflamme créée en 1919. C’est aussi à cette époque qu’apparaissent les premières références à l’amitié franco-américaine symbolisée, par exemple, par une broche mêlant les deux drapeaux ainsi que par une épingle représentant le « chapeau de l’oncle Sam ».

Le conflit a laissé ses marques. Jacques Cartier, gazé pendant les combats, garde une santé très fragile, tout comme le dessinateur Charles Jacqueau, qui obtient un statut particulier lui permettant de travailler de son domicile afin de suivre ses traitements.

La Seconde Guerre mondiale

Le conflit qui éclate en 1939 a de véritables conséquences organisationnelles et structurelles sur l’entreprise familiale, en particulier pour la Maison parisienne, qui continue son activité pendant les quatre années que dure l’Occupation allemande. La boutique parisienne ferme en effet temporairement ses portes en juin 1940, mais doit rouvrir à peine quelques semaines plus tard sur ordre de l’occupant. C’est en revanche en zone libre, à Biarritz, que le siège de l’entreprise se réorganise. Deux des frères Cartier, Louis et Jacques, s’y sont réfugiés dans l’espoir de pouvoir rallier les États-Unis en raison de leur santé fragile. Ils ne connaîtront malheureusement pas les heureuses heures de la Libération, et décèdent loin de leur fief, Jacques à Dax en 1941, et Louis à New York en 1942.

Le personnel resté à Paris, dont Jeanne Toussaint fait partie, s’organise comme il le peut. Beaucoup de joailliers et d’employés sont mobilisés, les ateliers tournent au ralenti et la grande majorité du stock a été mise à l’abri en zone libre. Cette période n’en est pas moins intéressante, si on analyse la façon dont les créations joaillières explorent le terrain d’expression patriotique dans un contexte des plus complexes.

La rébellion face à l’occupant ne peut en effet s’exprimer ouvertement, comme elle l’a fait dans les premiers mois du conflit. Quelques exemples méritent ainsi d’être cités, notamment ces broches représentant le coq gaulois coiffé d’un casque militaire, qui sortent des ateliers quelques semaines à peine avant le début de l’Occupation. Dès le mois de juin 1940, le bijou patriotique doit se faire plus discret. C’est au travers de créations d’un style presque joyeux que des messages bien plus politiques qu’ils n’y paraissent sont délivrés.

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Motif emblématique de la production Cartier durant la Seconde Guerre mondiale, la broche Oiseau en cage est ainsi créée en 1942 à l’initiative de Jeanne Toussaint, sur un dessin de Peter Lemarchand. Ces petites broches seront symboliquement placées dans les vitrines de la boutique parisienne. D’une apparente naïveté – certaines cages étant par exemple surmontées de petits nœuds –, ce motif n’en est pas moins le symbole d’une vive protestation face à l’occupant.À la Libération, de nouvelles créations délivrent un message d’espoir, telles ces broches oiseaux créées en novembre 1944 et portant l’inscription « 1945 will be better », ou ces broches aux motifs floraux tricolores qui suggèrent l’arrivée de jours meilleurs pour le pays.

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Outre-Manche, la filiale londonienne s’est organisée pour supporter l’effort de guerre. En l’absence de Jacques Cartier, elle est dirigée par Étienne Bellenger, qui occupe le poste de directeur des ventes. Ce dernier passe un contrat avec le gouvernement et reconvertit une partie des ateliers, qui fournissent dès lors du matériel de précision pour l’aéronautique. Outre la volonté d’apporter son soutien à l’effort de guerre, cette décision permet de limiter le nombre de mobilisations parmi les joailliers et le risque de perdre, par ce biais, une main-d’œuvre hautement qualifiée.

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Lorsque Charles de Gaulle arrive en Angleterre en juin 1940, il est accueilli par Bellenger en personne, qui héberge sa famille dans sa résidence de Putney, dans le sud-ouest de Londres. De Gaulle n’est pas encore très connu et arrive en Angleterre avec un objectif très clair : celui de devenir le chef des Forces françaises libres au Royaume-Uni. C’est par l’entremise de Bellenger, qui organise des dîners et réunions privées, qu’il rencontre des personnes d’influence pouvant l’aider dans sa démarche.

Créées par le dessinateur George Charity, les broches ou pendentifs aux motifs croix de Lorraine remportent un vif succès à Londres. À l’image de celles que commande Lady Ashley, elles sont pour la plupart surmontées de rubis, saphirs et diamants. Des modèles tout or sont également créés à Paris dans les semaines suivant la Libération. Le général de Gaulle fait ainsi l’acquisition, en 1945, de dix modèles identiques.

Outre-Atlantique, ce sont des petites broches représentant le V de la victoire qui sont rendues populaires. Pierre Cartier est en contact régulier avec Étienne Bellenger et n’hésite pas à apporter son soutien financier à la cause. Témoignage de ces échanges, les archives de Cartier Londres conservent la copie d’un télégramme adressé à Pierre Cartier, daté du 29 juillet 1940, dans lequel Bellenger demande un soutien financier pour aider quelques deux cents jeunes soldats français arrivés en Angleterre et fournir du matériel chirurgical.

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De leur côté, Pierre et son épouse Elma multiplient les représentations officielles et fréquentent même la Maison Blanche. Pierre aura d’ailleurs pour habitude d’envoyer chaque année un cadeau de Noël au président Franklin Delano Roosevelt. En décembre 1943, il offre au président américain une pendule de table permettant de lire l’heure sur cinq fuseaux horaires différents. On peut lire gravée sur son socle l’inscription suivante : « L’heure de la victoire dans le monde. Hommage à son artisan, le Président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt ».

L’heure de la victoire est en effet proche. Elle sera célébrée par des pièces emblématiques telles que l’Oiseau libéré. Ce petit oiseau, qui fut le symbole des années d’Occupation, peut enfin sortir de sa cage et s’envoler.

Une cliente, figure de la Résistance

Si les choix créatifs de Cartier pendant ces années de guerre apportent un riche témoignage sur la capacité du joaillier à vivre avec son temps, ce sont parfois des créations moins connues qui peuvent revêtir le plus émouvant des témoignages.

C’est grâce aux descendants d’une cliente que Cartier a tout récemment découvert l’histoire qui se cachait derrière une étoile en or commandée en 1942 par Mme Françoise Leclercq (1908-1983). Issue d’une famille aisée de tradition catholique, Françoise Leclercq s’engage dans la Résistance en 1941. De nombreuses réunions clandestines se tiennent à son domicile de la rue Montpensier à Paris, où il lui arrive également d’héberger des personnes recherchées par la Gestapo.

Horrifiée par la rafle du Vel’ d’Hiv’ (au cours de laquelle furent arrêtés plusieurs milliers de juifs de Paris et sa grande banlieue) et par le port de l’étoile jaune imposé aux juifs de France, Mme Leclercq se rend chez Cartier en septembre 1942 munie de ses médailles de baptême et de première communion, qu’elle fait fondre pour réaliser, à la place, une étoile. Elle portait cette étoile jaune publiquement dans les rues de Paris occupées. Complément des nombreux engagements qu’elle partage avec d’autres résistants, la commande de cette étoile jaune relève d’une initiative personnelle : geste de solidarité à l’égard des juifs persécutés, le port de ce bijou constitue un acte de résistance intime des plus poignants.

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