
Passionné depuis toujours par le monde qui l’entoure comme par les civilisations lointaines, Cartier accorde très tôt une place importante à l’Asie. Bestiaire fantastique, motifs traditionnels figuratifs ou stylisés, mais également contrastes de couleurs et métissages de matières participent ainsi de la richesse stylistique du répertoire de la Maison depuis plus d’un siècle.
Cartier et l’Asie dès la fin du xixe siècle
Les objets et œuvres d’art provenant d’Asie fascinent l’Europe depuis l’Antiquité. Pendant la Renaissance, les cabinets de curiosités des royaumes européens s’enrichissent d’objets précieux et uniques rapportés lors d’expéditions en Extrême-Orient. L’influence des cultures asiatiques sur l’Occident connaît un essor sans précédent à partir du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, en particulier auprès des artistes, au premier rang desquels les peintres impressionnistes, marqués par les aplats de couleurs des estampes japonaises. Les Expositions universelles participent à cette diffusion plus vaste des arts et des savoir-faire extra-européens. Le Japon est représenté par une délégation dès 1867, tandis que la Chine est exposée pour la première fois en 1900.
Cette chronologie est également celle de Cartier, qui, en intégrant des motifs traditionnels à son vocabulaire stylistique – au point qu’ils lui en deviendront inséparables –, contribue également à la découverte et à la vogue de ces cultures. Les premières mentions de l’Asie conservées dans les archives de la Maison datent de la fin des années 1870 pour des créations d’inspiration chinoise. Le Japon apparaît quelques années plus tard, autour de 1880.

Les échanges commerciaux de la Maison avec l’Asie – dès 1907, notamment lorsque la cour de Siam accorde son brevet royal – l’encouragent sans doute également à explorer ce riche répertoire iconographique. Le grand vendeur Jules Glaenzer voyage notamment vers l’est en 1908-1909, lors d’un périple qui l’emmène entre autres à Colombo, Singapour, Bangkok, Saigon, Hong Kong et Shanghai.

Les motifs asiatiques dans la définition du style Cartier
Esthète, amateur éclairé, Louis Cartier joue un rôle déterminant dans la façon dont l’Asie influence les créations de la Maison. Il fréquente les antiquaires parisiens spécialisés auprès desquels il se fournit en objets anciens, à la fois pour sa collection personnelle et pour les mettre à disposition de ses collaborateurs. Il se passionne par exemple pour les katagami – de fins pochoirs utilisés au Japon pour teindre les tissus – dont les motifs traditionnels se retrouveront sur des créations de la Maison. Les nécessaires et étuis à cigarettes du début du XXe siècle doivent également beaucoup par leur système d’attache aux inrôs, ces petites boîtes à compartiments s’emboîtant les uns dans les autres qui se suspendent à la ceinture des kimonos.

Louis met aussi à disposition des dessinateurs sa riche bibliothèque, dans laquelle se trouve notamment la Grammaire de l’ornement publiée par l’architecte et décorateur Owen Jones en 1865 ou encore les différents volumes de la revue Le Japon Artistique, dont la reproduction d’une étoffe de soie ornée de branches de glycine inspire une paire de broches de 1903.


Qu’il soit inspiré d’objets ou de livres, le répertoire asiatique contribue pour beaucoup à la définition du « style Cartier ». L’interprétation stylisée, ou presque abstraite, d’éléments naturels ou de symboles trouve un écho dans la recherche d’épure et de simplification des formes menée par Louis Cartier. De nombreuses pièces de cette époque, dites plus tard de « style moderne » et annonçant la période Art déco de la décennie suivante, jouent du contraste des formes, de la pureté des lignes et d’effets graphiques. Certaines pièces semblent directement inspirées par les cultures extrême-orientales : deux broches datant de 1907 et 1910 évoquent par exemple les vagues stylisées d’une estampe japonaise ou de motifs katagami, tandis que d’autres, plus géométriques, rappellent les sapèques – pièces de monnaie chinoises qui ont également donné lieu à des ornements décoratifs traditionnels.


Tout au long de la décennie suivante, ce type de motifs continue d’enrichir le répertoire de Cartier. Nuages, décors de vannerie, méandres traditionnels ou encore idéogrammes sont emblématiques de la production de Cartier à cette époque. En témoigne par exemple une broche de 1926 dont la structure arrondie émane d’un motif central en émail noir d’inspiration chinoise. Ainsi détachés de leur charge symbolique, néanmoins toujours justes dans leurs formes, ces motifs embrassent une certaine universalité, immédiatement intelligibles par leur pouvoir d’évocation et leur force graphique.
Mythes et emblèmes
Alors que les années 1920, en pleine période Art déco, sont marquées par un goût pour l’ailleurs, pour l’exotique ou un Orient fantasmé, Cartier se distingue par son approche respectueuse et la finesse de ses connaissances sur les civilisations éloignées.
La façon dont les animaux asiatiques – souvent fantastiques ou mythologiques – sont intégrés au répertoire de la Maison en est un exemple signifiant. Loin de l’imaginaire européen commun, parfois caricatural ou cauchemardesque, les créatures sont évoquées dans leur acception traditionnelle, représentées avec leurs attributs rituels. Ainsi, le dragon n’apparaît pas chez Cartier sous la forme d’un monstre redoutable, mais il reprend directement les codes de l’iconographie chinoise. Être bienveillant, détenteur d’un pouvoir divin et doué d’intentions pacifiques voire protectrices, il figure sur plusieurs nécessaires des années 1920 dans un décor marin – la mythologie le décrit comme vivant entre ciel et eau. Le dragon est également symbole de l’Empire et veille sur les populations depuis le monde céleste, il est ainsi souvent représenté au centre d’une multitude de ruyi – motifs décoratifs porte-bonheur qui évoquent les nuages et représentent les cieux.



Chien de Fô, phénix – ou fenghuang – éléphant, carpe ou même tortue… de nombreux animaux, parfois déjà présents dans le répertoire de Cartier sous une autre forme, sont à leurs tours représentés selon l’iconographie asiatique. La chimère, indissociable du bestiaire de la Maison, en est sans doute l’un des exemples les plus emblématiques. À partir des années 1920, son esthétique est fortement influencée par les civilisations indienne et extrême-orientale pour lesquelles elle est un être bénéfique synonyme de prospérité. La Maison imagine en particulier une nouvelle forme de bracelet à deux têtes – le plus souvent en corail et émeraude – placées face à face. Ces pièces, devenues un classique du joaillier, séduisent nombre de clientes, parmi lesquelles la cantatrice Ganna Walska ou l’héritière Daisy Fellowes.


Outre le bestiaire, la flore – source d’inspiration majeure des joailliers – bénéficie également de l’influence des arts asiatiques. Le répertoire de Cartier s’enrichit notamment de fleurs de lotus, de chrysanthèmes (qui ont une connotation positive en Asie et annoncent l’arrivée de l’automne), de prunus ou encore de pivoines. L’art de la composition florale chinoise et japonaise, qui cherche à recréer une nature idéale en miniature, inspire aussi à Cartier d’inédites compositions de vases ou de paniers de fleurs et de fruits jouant du mélange évocateur des formes et des couleurs de pierres.
Une nouvelle palette de couleurs et de matières
Le goût de la Maison pour l’Asie est étroitement lié au choix des gemmes. Si au début du XXe siècle, les dessinateurs expérimentent d’audacieux contrastes chromatiques, l’influence de l’Extrême-Orient permet à Cartier d’enrichir son répertoire de matières inédites. Le corail trouve ainsi de nouveaux emplois, désormais taillé ou sculpté pour former des fleurs ou des têtes de chimère. L’émail – le plus souvent rouge ou noir – permet à la Maison d’élargir sa palette de couleurs en introduisant de nouvelles tonalités. La laque apparaît aussi plus fréquemment, souvent noire et unie sous forme de grands aplats. Dans les années 1930, les nécessaires jouent ainsi du contraste de larges surfaces en laque noire et de détails en corail, suivant un accord de couleurs particulièrement graphique et depuis emblématique de la palette de Cartier.

D’autres combinaisons chromatiques sont devenues caractéristiques du joaillier, notamment l’accord du vert et du rouge. D’abord introduit par l’alliance du rubis et de l’émeraude, ce contraste est également exploré par l’utilisation du jade, l’une des gemmes les plus convoitées à cette période. En Chine, la pierre est considérée comme l’une des plus précieuses, appréciée pour les nombreux bienfaits qui lui sont prêtés. En 1934, Barbara Hutton confie un collier composé de 27 boules de jadéite, probablement taillées au XVIIIe siècle, à la Maison, qui y ajoute un fermoir en diamant et rubis. Cette pièce historique est aujourd’hui conservée par la Collection Cartier.


Le jade est également présent sous la forme de pièces anciennes, souvent des XVIIIe et XIXe siècles, achetées auprès d’antiquaires et sublimées par Cartier dans de nouvelles créations. Les nécessaires se parent par exemple de plaques gravées tandis que les pièces d’horlogerie sont rehaussées de sculptures de jade séculaires représentant des animaux ou des divinités emblématiques de la culture chinoise ou japonaise.
À l’instar du jade, la Maison réemploie également d’autres pièces anciennes comme le laque burgauté, en particulier pour des nécessaires et des objets décoratifs tels que des vases. Véritables pièces de collectionneurs, beaucoup de ces créations rejoignent les collections privées les plus prestigieuses de l’époque, parmi lesquelles celle de Mona Bismarck.
L’Asie dans les créations contemporaines
D’hier à aujourd’hui, l’Asie parcourt l’histoire de la Maison. Dans les années 1950, sous l’impulsion de Jeanne Toussaint, alors directrice de la création, la chimère jouit d’une nouvelle popularité. En parallèle de bracelets rigides, parfois entièrement pavés de diamants et de rubis, le joaillier propose également des pièces où les boules de corail sont convoquées à foison. La chimère séduit de nombreuses clientes, comme l’actrice mexicaine María Félix, qui possédait deux de ces bracelets.

Ce bestiaire fantastique est toujours emblématique de la Maison. Il est notamment mis à l’honneur en 2002 pour la collection de joaillerie Le Baiser du dragon, qui donnera son nom à un parfum deux ans plus tard, et à nouveau en 2008 pour la collection de Haute Joaillerie Chimères et dragons.

L’Asie est restée au fil des ans un horizon familier pour la Maison. Les références s’expriment aussi de manière plus abstraite pour des créations qui mettent à l’honneur ses paysages ou ses traditions. C’est le cas par exemple de la parure Yoshino présentée en 2018, dont le camaïeu de rose fait référence aux cerisiers en fleur du Japon.


Créatures mythologiques, accords de couleurs ou motifs stylisés parcourent ainsi les créations de Cartier, à tel point qu’ils sont parfois devenus indissociables de son style.
